Il existe à Paris des gens extraordinaires, lesquels, affublés d’un budget des plus restreints, n’en mènent pas moins une vie de prince russe, et cela, je veux le croire, sans la moindre indélicatesse réelle.

(J’entends parler, bien entendu, de ces princes russes qui sont aussi riches que les plus opulents marchands de cochons de Chicago.)

Ces gens (je fais allusion aux personnes du premier alinéa) sont positivement stupéfiants.

Les restaurants où ils fréquentent sont tous, chacun, le premier restaurant de Paris.

Leur linge, comme blanchi a Londres, l’est à un tel point qu’on attraperait sûrement une ophtalmie à le trop considérer.

Et les reflets de leurs chapeaux !

Et le vernis de leurs bottines !

Et tout, quoi !

… Je connais un de ces gentlemen qui parfois consent à m’honorer de ses confidences.

Je lui disais un jour :
– Tu dois savoir ce que ça te coûte, la vie à Paris !
– La vie à Paris ? Combien profonde est ton erreur, pauvre ami ! Mais, mon cher, Paris est la ville idéale où l’on peut vivre le mieux du monde entier au meilleur compte… Seulement, il faut savoir…
– Et toi, tu sais ?
– Je sais.

*

Comme un rendez-vous nous appelait à l’Hôtel Terminus, mon ami héla un cocher :
– Cocher, dit-il, dix sous, gare Saint Lazare ?
– Ça va ! montez !
Je ne pus m’empêcher d’exprimer un léger étonnement.
– Dix sous ! Tu as du toupet !
– Allons donc ! Il est enchanté, cet homme. Il aura dix sous et trouvera sûrement à charger tout de suite. Il nous paierait plutôt pour entrer dans la cour de la gare, en laquelle ne sauraient pénétrer les sapins vides.
– Tu m’en diras tant !
Et mon ami m’expliqua son système ingénieux pour user du fiacre parisien à des tarifs dérisoires. Connaître la couleur des lanternes, deviner si le cocher va relayer ou sort du dépôt pour gagner le cœur de Paris, etc., etc.

Et puis, les occasions faisant défaut, un génial truc pour éviter le pourboire !
– Une supposition que je sois à la Madeleine et qu’une affaire m’appelle à la Bastille… je monte dans une voiture : ≪ Cocher, a la porte de Vincennes ! ≫ Tête, comme de juste, de l’automédon ! Moi, je ne bronche pas.
Alors le voila parti a bride abattue !
Arrivé à la place de la Bastille : ≪ Cocher, lui insinue-je fraternellement, ça vous embête d’aller jusqu’à la porte de Vincennes ? ≫.
≪ Dam ! ≫ dit-il… Comprends-tu le reste ?

D’un air bon garçon, je descends, je lui remets ses stricts trente sous de la course, sans pourboire… et c’est lui qui me remercie.
– Très joli !
– Pour revenir, même truc. Je monte dans une voiture : ≪ Cocher, à la porte Maillot ! ≫ Je l’arrête boulevard des Capucines… Et c’est encore lui qui me remercie ! Toujours lui qui me remercie !
– Tu leur donnes du pourboire, à ces braves gens, sous forme de kilomètres en moins.
– Ils aiment mieux cela.
– Et toi, aussi ?
– Tu parles !

“Le truc du pourboire kilométrique” d’Alphonse Allais

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