AMITIÉS FÉMININES
Voilà comment cela commence,
Voilà comment cela finit.
(Barbe-Bleue, acte II.)

 

PROLOGUE
Mise en présence, pour la première fois, de Totote et de Micheline dont les amants se sont rencontrés au café. Présentation, par ces messieurs, de ces deux dames l’une à l’autre. Grande froideur chez chacune d’elle ; salutations à peine indiquées ; attitudes méfiantes de jeunes fox qui se trouvent brusquement nez à nez et se tiennent sur la défensive.
– Qui est cette intruse ?
– Que nous veut cette iconoclaste ?
« Les femmes, dit Dumas, sont ennemies ou complices. »
Que sera Micheline pour Totote ? Que sera Totote pour Micheline ? Faut voir ! Faut voir ! Laissons le temps faire son oeuvre.

 

PREMIER ACTE
Le dégel.
Totote s’apprivoise ; Micheline dépose les armes avec une prudente lenteur. En fait, ces aimables personnes mettent une certaine vanité à faire montre de leur bonne grâce. Demi-sourires ; ébauches de démonstrations amicales ; on pourra finir par s’entendre. Totote a d’ailleurs un « air franc » qui va au coeur de Micheline ; Micheline, de son côté, a un « air distingué » qui flatte sournoisement, en Totote, des instincts de grande dame méconnue. Avec cela, on s’est, – ô surprise ! – découvert des amies communes, et on est – ô étonnement ! – tombé d’accord pour les chiner. Totote et Micheline sentent germer en soi des sympathies de caractères. Séparation presque cordiale. Promesses échangées de s’aller faire visite.

 

DEUXIÈME ACTE
Visite de Micheline à Totote, rendue par Totote à Micheline à vingt-quatre heures d’intervalle. La sympathie pousse et croît en leurs coeurs comme une végétation folle. Échange de petites confidences bien fait pour sceller le bail d’une amitié qui sera robuste. Totote révèle à Micheline, en lui recommandant de les garder précieusement pour elle, des secrets de famille d’une importance !… Micheline proteste de sa discrétion. Elle n’a jamais rien répété ; on peut demander à tout le monde. À l’audition des infortunes sans nombre au sein desquelles s’est écoulée l’innocente enfance de Totote, elle répand des torrents de larmes ; puis, rivalisant de franchise, elle livre à
sa nouvelle amie, qui l’écoute avec le plus vif intérêt, l’adresse de sa manucure et le nom de la modiste en chambre qui lui confectionne ses chapeaux.

 

TROISIÈME ACTE
Période exaspérée. Ce n’est plus de la passion, c’est de l’idolâtrie. Totote ne peut plus se passer de Micheline, qui ne peut plus vivre sans Totote. Elles ont mélangé leurs vêtements : Micheline, maintenant, est coiffée du chapeau de Totote, qui est vêtue d’une combinaison de Micheline. Celle-ci a les bas de celle-là ; celle-là la chemise de celle-ci. Proposition par la première, qui connaît justement dans Montmartre des appartements bon marché, de prendre en commun, rue Frochot, un très chic petit entresol où on vivrait dans des conditions délicieuses d’intimité et d’économie. Enthousiasme bruyant de la seconde. Les deux amies se jettent dans les bras l’une de l’autre, en remerciant le Seigneur notre Dieu d’avoir placé sur la même route deux êtres si évidemment faits pour s’aimer, s’estimer, se comprendre.

 

QUATRIÈME ACTE
L’étoile entre en décroissance. Cruelles désillusions de Micheline qui, sur le compte de Totote, s’était trompée, ô combien !… et de Totote qui, touchant les qualités de Micheline, s’était fourré le doigt dans l’oeil, et jusqu’où
!… Totote a un sale caractère, Micheline n’a pas l’ombre de coeur. Micheline veut tout le temps commander ; elle est assommante pour ça. Totote, elle, est insupportable avec sa rage de vouloir qu’on soit toujours de son avis. Petites piques. Légères escarmouches. Grondements d’orage à l’horizon. Tout à l’heure, ça va se gâter.

 

ÉPILOGUE
Cinq jours se sont écoulés depuis que le Seigneur notre Dieu a mis Totote en présence de Micheline, Micheline en présence de Totote. À cette heure, ces dames sont à couteaux tirés ; elles souhaitent la mort l’une de l’autre et se jettent des paquets de boue à la figure :
– Madame, vous avez voulu me prendre mon amant.
– Non, madame ; à preuve que c’est vous qui avez voulu me
voler le mien.
– Ce n’est pas vrai.
– Vous mentez.
– Madame, je vous enquiquine.
– Madame, voilà le cas que je fais de vous.
– Madame, vous êtes une grue.
– Après vous, madame, passez donc.
Ainsi, dressées sur leurs ergots, en des arrogances de petits coqs qui se préparent à la bataille, dialoguent Totote et Micheline, cent fois dans le vrai l’une et l’autre. Elles sont en effet deux grues, cela ne fait de doute pour
personne ; et elles sont également deux dindes, car il leur a fallu huit jours pour se convaincre d’une vérité qui crevait les yeux à tout le monde.

Georges Courteline – Amitiés féminines

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